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  • De la sérénité : une approche transdisciplinaire
    Ana Maria Peçanha (sous la direction de)

    M@gm@ vol.14 n.2 Mai-Août 2016





    SÉRÉNITÉ ET VISION POÉTIQUE

    Luc Dellisse

    lucdellisse@orange.fr
    Professeur de scénario de cinéma à la Sorbonne et à l’École supérieure de réalisation audiovisuelle (Esra), ainsi qu’à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Romancier, essayiste, poète, dramaturge et scénariste.


    Aquarelle : Vert et rouge (Ana Maria Peçanha)

    1. La sérénité est l’état de grâce de l’esprit. Elle naît d’un sentiment d’urgence. Elle n’a rien à voir avec la paix de l’âme. Elle possède l’intensité de l’instant.

    Ce n’est pas en ne se laissant émouvoir par rien qu’on peut l’atteindre. Mais au contraire, en accueillant toutes les émotions que le monde génère, même les plus brutales. Seule la haine n’entre pas dans son cercle.

    Elle n’est pas le calme mais l’esprit connecté.

    2. La sérénité prend naissance dans le fleuve qui coule en nous sans discontinuer, sous le nom de mémoire, et transforme les souvenirs en visions.

    Les émotions et les images qu'elle fixe constituent un message enfoui dans la masse, comme un paquet de photos oubliées au fond d’un tiroir.

    Il faut passer par elle pour atteindre des régions inconnues.

    Elle capte, dans leur jaillissement incertain, des images premières, des impressions brutes, des petits geysers émotionnels, que la succession mécanique des jours occultait. Elle les dégage de leur brume. Elle les organise, non dans la durée mais dans l’instant.

    3. La durée est une valeur fictive, une séquence sans commencement ni fin, sans ordre affiché. La sérénité rend cet ordre perceptible, ou plutôt concevable, et nous ouvre un champ d’action inespéré en rétablissant l’esprit de suite, l’instant suspendu de la création.

    L’écriture est son outil principal.

    Son rôle est de rétablir l’unité perdue, c’est-à-dire de l’inventer, de trouver une tonalité générale soutenue et un regard d’ensemble, pour moduler le visible, toujours hachuré, morcelé, discontinu.

    4. L’écriture possède une vaste mémoire du monde. L’écriture, pas l’écrivain. L’expérience de l’écriture est plus précise, plus sensible et plus près du cœur que l’image rapide et fissile du court moment mortel que nos yeux, peut-être, ont capté. On ne peut jamais, jamais revoir ce qu’on a vraiment vécu : il faut un effort d’invention pour rattacher à la forme actuelle du monde, au déroulement de son histoire, le minuscule déclic initial.

    L’écriture consiste à reconstruire le réel pour atteindre à un état de vérité de soi-même qui dépasse et comble ce qui était, d’entrée de jeu, une illusion. Elle ramasse au hasard de l’imaginaire (et plus rarement, de la mémoire sensible), des fragments de toutes formes, pièces d’un puzzle aléatoire, pour reconstituer, dans sa permanence, dans sa sérénité, un reflet de ciel bleu (ce que Mallarmé appelle l’azur).

    Cette mémoire imaginaire correspond mieux à l’exploration méthodique du passé que les souvenirs fixes, rivés dans le réel et dans ses trous noirs.

    5. Pour un écrivain, son enfance, sa jeunesse, sa vie n’existent pas sous une forme véridique : il les a trop souvent réécrites pour que le souvenir qu’il en reste soit autre chose qu’un rêve. Le passé est devenu un palimpseste, un texte continu qui recouvre les bribes d’un manuscrit initial presqu’entièrement effacé. La mémoire, quand elle veut y retrouver un détail, a désormais affaire, non aux souvenirs directs, mais aux souvenirs de souvenirs.

    Si on cherche à comprendre ce qui s’est réellement produit, à un moment donné et lointain de son existence, aussitôt les détails les plus précis et les plus réels sautent à l’esprit. Mais ils n’ont pas grand-chose à voir avec une captation objective : l’écrivain relie simplement, en remontant le cours du texte et du temps, l’expérience intime, le reportage subjectif, aux bribes d’une vie qui n’a pas vraiment été vécue. Ou si elle a été vécue, ce n’était pas par lui, mais par son double.

    6. La sérénité est la vitre où s’inscrivent, puis s’effacent, les résultats toujours mouvants d’une vision incertaine, provisoire, perdue. Mais le temps d’un coup au cœur, elle arrache le monde à sa perte et à son néant.

    Aucun résultat de cette quête imaginaire n’est confirmé par le réel : c’est le réel, au contraire, qui a besoin de la vision pour trouver une forme, une incarnation, et devenir un objet du temps humain.

    Ce que je sais des autres et du monde, et de moi, ne prend son sens que si cela m’aide à imaginer un monde et des êtres plus conformes aux besoins - mais il reste encore à tout déconstruire et à remonter autrement, et à effacer au passage les bribes de réalité directe qui truffent de truismes l’écriture quand elle prend le monde pour modèle.

    Le vécu ne mène nulle part.

    7. Mes écrits font la part belle aux écrans, aux voyages rapides, à la plongée sous-marine, à la crudité du sexe et du sang, à la réalité virtuelle, à l’ascèse, à la guerre secrète, à l’enfance, à l’espace, à la vision. Tous ces objets de fascination appartiennent au présent - à l’ombre portée de l’avenir sur le présent le plus factuel.

    Mais en même temps, ce présent de l’écriture m’éloigne de la réalité : je ne comprends plus les figures du monde que passées dans le shaker d’une vision centrale et j’ai absolument besoin des pouvoirs de l’écriture pour que rien ne soit un copier-coller de l’expérience, pour que tout ait la saveur d’un premier matin.

    Comme le café est jouvence noire, plaisir du réveil matinal, sentiment d’avenir perpétuel, la sérénité est la jouissance construite et instable d’un nouveau monde, d’un nouveau regard, arraché à la répétition.

    8. Toute ma vie, j’ai éprouvé un vif sentiment de mouvance, de sable mouvant, voyant tout fragile, tout difficile, tout en poudre. Rien d’assuré, jamais.

    Il n’y avait pas de place visible pour moi dans la société.

    J’ai fini par accepter, avec le plus d’humilité possible (car l’orgueil est un mauvais maître), que le désir de poésie qui m’habite me déclassait. Il ne s’agissait pas d’une perte de prestige d’ordre social, assez compréhensible (quel banquier prêterait de l’argent à un poète ; quel père lui donnerait la main de sa fille ; quel politique le reconnaîtrait comme utile à la société ?) mais d’un déclassement à l’intérieur de mon époque : écrivant et vivant, tant bien que mal, en poésie, je passe aux yeux de ceux qui pourraient être (le cas échéant) mes pairs, tantôt pour un illusionniste, tantôt pour un raté. En tout cas pour un pur visiteur, un exilé dans son siècle. Cela continue à m’étonner.

    Il me semble que j’ai toujours été en phase avec mon époque, que je l’ai toujours préférée à toutes les autres. Elle me fournit un répertoire d’images magnétiques à nul autre pareil. Rien n’y fait : j’ai reçu, des mains de mon enfance, en même temps que la poésie, un décalage horaire invincible, dont je distingue le reflet et le dédain dans les yeux des passagers de mon espace-temps.

    9. Comment se fait-il que moi, qui étais si profondément perdu, j’aie été sauvé, contre toute attente ? Je n'étais pas fait pour ce monde. J'y suis entré par la mauvaise porte. J'ai marché dans un interminable dédale de couloirs obscurs, avec ma faible lumière serrée dans mon poing. Partout des murs, partout le noir. Parfois je voyais des brèches s'entrouvrir, le jour du dehors filtrer, mais quand j’avançais dans cette direction, un brusque détour me faisait perdre de vue ce midi magnétique, et à nouveau, j'errais.

    Un déclic s’est produit, a dû se produire, pour que le miracle ait lieu. Cet élément, cette surprise, c'était la rencontre d’une femme qui avait un cœur d'enfant. Elle venait d'ailleurs, elle avait connu un autre monde, vécu d'autres aventures que moi, connu d'autres peurs. Elle était libre, mais elle était fragile, écorchée. J'ai parlé avec elle, dans un square, moi debout, elle assise, mains dans les poches tous les deux. Nous étions au début de notre vie elle et moi. Elle me racontait son parcours, ses rêves, sa pensée. Tout à coup, j'ai eu l'intuition claire d'un calque de nos vies : de deux documents superposés, avec leurs trajets compliqués qui s'additionnaient, et qui formaient tout à coup, en transparence, la carte du ciel.

    Tout ceci, bien sûr, le temps d’une secousse, puis le compteur s’est remis à zéro.

    10. Il a fallu des conditions extérieures à mes propres forces pour que je découvre la sérénité et que je l’explore : les étoiles. Il y a une expérience spécifique des étoiles. Je l’ignorais. Je croyais que le ciel étoilé était une catégorie de la nature. C’était une catégorie de l’esprit.

    Bien entendu la voûte céleste est ou n’est pas un motif de ravissement. Je comprends très bien pour ma part l’effroi qu’en éprouvait Pascal. Au sens strict, l’infini c’est le néant. La contemplation des étoiles est une posture métaphysique particulière, impliquant le sentiment de l’au-delà, mettant en scène notre mort et non notre transcendance, très distincte de l’observation et de la jouissance des forêts, ou des plaines, ou de montagnes, ou de la mer. Elle est d’un autre ordre de visible. Le ciel n’est pas un paysage. Regarder le ciel est tout autre chose que de scruter l’horizon.

    Un soir, peut-être, au large des villes, on découvre le ciel. Les trous de lumière dans la voûte apparaissent soudains avec un scintillement sans égal. On peut vérifier alors en détail l’existence physique de la sérénité.

    Si j’imagine serein le ciel, c’est parce qu’il est le produit d’un travail sur le désordre et sur l’oubli, qui a pour finalité d’atteindre au ravissement, à la splendeur. C’est le paradigme, le modèle - et non les conditions de départ, inexistantes - de la vision poétique.

    11. (- Vous êtes aussi auteur, je crois ? - Oui, enfin, je suis écrivain. - Vous écrivez quel genre d’histoires ? - Surtout de la poésie. - Ah, je vois…).

    Un écrivain d’imagination, s’il n’a pas réussi statistiquement, fait facilement figure de paria. Il est partout, mais il n’est nulle part. Il est intense, mais il est transparent. Il est inquiétant mais inoffensif. Son rapport à l’Histoire est sans existence historique.

    12. L’Histoire est barbare par essence. Nous avons pu l’oublier, dans nos pays d’Occident. Nous avons vécu dans une réserve d’espèces protégées, et ses hautes barrières ne servaient pas à nous préserver de l’extérieur, mais à nous empêcher de le voir. Elles sont tombées, et nous voyons que la guerre règne, qu’elle n’est pas un moment du désordre du monde, mais son cours ordinaire, son seul équilibre. Il suffit de regarder les écrans dont on nous entoure comme d’une ceinture d’explosifs pour être éclairés. Impossible, les yeux ouverts, de croire que le monde progresse.

    L’Histoire, ce n’est pas l’activité des hommes, encore moins leur progrès. C’est leur effort intermittent et souvent contradictoire pour sortir du piège où ils sont tombés. Cet effort se vit comme une finalité. On en trouve des traces et des promesses. On n’a pas de preuves qu’il ait jamais été une entreprise, ni même un idéal.

    13. Il faut sans doute considérer la brutalité ordinaire de l’existence sociale comme la vérité des rapports humains. Les avatars du terrorisme, son imminence quotidienne et ses surgissements aléatoires forment la signature parfaitement lisible d’un pacte avec la mort. Il faut à nouveau envisager comme possible d’être tué, et les siens, et les proches, par des fous furieux, qui se revendiquent d’un dieu de religion monothéiste, mais semblent plutôt des adorateurs de Baal-Moloch. Il faut aussi se poser, désormais, chose qui semblait réservée aux périodes sombres et à nos jeunes aïeux, la question de tuer et de savoir comment tuer.

    La sérénité, quand on a le poids d’une arme dans sa poche, a une couleur spéciale.

    14. Je ne suis pas effrayé par la noirceur du monde. J’ai vécu plus dangereusement que la plupart des gens qui m’entourent. Plus dangereusement, et aussi plus secrètement. Je me suis toujours préparé au danger. Je me suis toujours attendu au départ. J’ai eu dans presque tous mes logements de fortune un tiroir réservé aux objets de secours : carte de crédit cachée, second téléphone, jumelles, couteau de chasse, trousse de secours, gourde, argent suisse, quelques pièces d’or. Je rouvrais le tiroir de temps à autre pour rajouter de l’aspirine, un masque, une adresse, un flacon de DHEA. Je contemplais le petit habitacle : une sorte d’autel votif au dieu de l’aventure.

    15. Ma plus grande surprise a été d’entrer parfois dans la vision des autres, dans le flux sans fin de la mémoire collective. Un jour, je me suis retrouvé à Venise, en pleine extase paramnésique : je venais d’y arriver, et pourtant le Lido, le Rialto, Saint-Marc, la moindre piazza, m’étaient familiers depuis la nuit des temps. J’en retrouvais l’ensemble et les détails.

    Plus tard, j’ai connu l’Afrique et la Chine, et ma joie était d’être à la fois l’étranger et l’ami, et d’éprouver le sentiment diffus que l’espèce humaine n’était pas assez vaste pour nous contenir tous.

    Plus tard, j’ai connu la jouvence de l’Antiquité et l’éternité rapide de l’amour sur la terre circulaire de Sicile, et elles étaient tout ce que je pouvais espérer de plus fort.

    Plus tard encore, la maladie, la souffrance, quand elles sont venues, avaient une voix et un visage apprivoisés. Je reconnaissais toutes les étapes du grand jeu.

    Tirant de moi un fil invisible et solide, qui en se déplaçant, prenait la forme de jambages, de lettres, de mots, de séquences, de thèmes, et devenait comme la signature de mon sang.
    Découvrant, je relisais ; regardant, j’écrivais. Tout était phrase, texte, morsure.

    16. La sérénité est la réponse induite que la poésie fait à la prose. Sa force est dans le décalage avec la conception idéologique de la littérature, selon laquelle on écrirait pour rendre compte de son époque. La poésie ne rend compte de rien à personne. Elle est faite pour être entendue et surtout vue, par une suite de facettes simultanées. Elle comporte la certitude que le grand jeu, l’objet total, ce n’est pas le sens, mais le bonheur.

    17. J’ai eu une vie avant ma vie, la solitude.  J’en aurai une autre, un jour, quand je perdrai l’appartenance au monde, par baisse d’énergie, horreur des répétitions, vibrations concentriques de la mort qui vient. Je suis au centre d’une durée éphémère comme le plaisir.

    Je ne jouis pas de cette perte future. Mais j’y puise mes forces actuelles. L’éternité provisoire du présent crée en moi un énorme appel d’air. J’y trouve la liberté et l’urgence à la fois.

    La sérénité dessine devant moi des cercles de feu clair, des points de fusion qui font alterner le voir et le non-voir, comme les vides et les pleins d’une écriture en cours, sur un sujet inconnu.

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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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