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  • Le Grand Lifting des fées : avatars postmodernes du merveilleux
    Christian Chelebourg et Noémie Budin (sous la direction de)

    M@gm@ vol.14 n.3 Septembre-Décembre 2016





    LE MERVEILLEUX ET L’HUMAIN : KAAMELOTT ET LES FÉES ARTHURIENNES

    Justine Breton

    bretonjuju@msn.com
    Docteure en littérature médiévale de l’Université de Picardie-Jules-Verne et agrégée de lettres modernes. Elle étudie l’image du pouvoir dans la légende du roi Arthur, en comparant les sources littéraires médiévales et leurs adaptations modernes. Elle a notamment publié des travaux sur l’influence de l’oeuvre de T.H. White sur la fantasy contemporaine (Harry Potter, Game of Thrones), ainsi que sur les films et séries télévisées consacrés à la légende arthurienne (Sacré Graal, Kaamelott).


    Nils Blommer (1816 - 1853) - Fairies of the Meadow (1850)

    La série télévisée française Kaamelott, créée et réalisée par Alexandre Astier et diffusée de 2005 à 2010 sur la chaîne M6, est fréquemment comparée à l’humour du groupe des Monty Python, et en particulier au célèbre film Monty Python and the Holy Grail [1]. En effet, Kaamelott repose en grande partie sur un processus de désacralisation burlesque, qui insiste sur le caractère faillible des traditionnels héros de la légende arthurienne : le roi Arthur, les chevaliers de la Table ronde, l’enchanteur Merlin, etc. Les personnages de fées de la série, dont la présence régulière fait écho à l’atmosphère merveilleuse déjà développée par les textes médiévaux, n’échappent pas à ce principe humoristique. En effet, malgré la prépondérance du thème guerrier dans Kaamelott, laquelle affiche une distribution majoritairement masculine, deux personnages féminins de fées conservent une présence aussi ponctuelle que décisive sur le plan de la narration : la Dame du Lac et la Fée Morgane. Ces deux personnages, renouvelés par l’écriture ciselée d’Alexandre Astier, apparaissent ainsi comme des figures merveilleuses héritées de la tradition littéraire médiévale, mais sont largement modifiées par un procédé d’humanisation à visée comique. Dans la série, la Dame du Lac et la Fée Morgane correspondent à une logique de mise en évidence d’un merveilleux ancré dans un univers profondément terrestre : par une reconstruction narrative, influencée également par des contraintes de production ponctuelles, Kaamelott conditionne le merveilleux et le féérique à des perspectives humaines, voire triviales. En ce sens, il paraît difficile d’étudier les figures de fées sans prendre en compte le personnage du roi Arthur, d’autant plus que le créateur de la série ne limite pas le processus de désacralisation à une représentation purement humoristique des personnages. La représentation des fées, tout particulièrement, ne répond pas uniquement à des enjeux de comédie, mais souligne l’arc narratif essentiel de la série : la vie et le règne d’Arthur. En effet, l’image, les traits caractéristiques et l’essence même de la Dame du Lac et de la Fée Morgane sont construits dans l’optique d’une mise en lumière de la figure du souverain.

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    Dans la série, le statut merveilleux des personnages de fées est souligné dès la simple évocation de leur nom, et se trouve encore accentué par leur représentation audiovisuelle. La Dame du Lac, interprétée par Audrey Fleurot, apparaît dans les premières saisons grâce à des effets numériques ajoutés en postproduction. Sa présence est marquée auditivement par un léger et doux bruit, proche de celui émis par l’épée Excalibur lorsqu’elle est extraite de son fourreau [2]. L’ensemble de la silhouette de la fée est présentée à travers un effet de transparence, doublé d’une texture rappelant l’élément aquatique. Le personnage semble alors en permanence perçu derrière un voile d’eau. Cet effet, déjà employé par le réalisateur John Boorman dans son célèbre film Excalibur [3], permet d’établir une correspondance parfaite entre le nom de la Dame du Lac et son image : plus qu’un cadre spatial, l’eau apparaît comme un élément constitutif du personnage, ajoutant ainsi à son caractère merveilleux et à son image éthérée. Si ce voile aquatique tend à s’effacer au fil des saisons de Kaamelott, la Dame du Lac demeure toutefois marquée par un halo lumineux et une clarté bleutée, suggérant à la fois sa pureté et sa nature céleste. En effet, si dans la série cette fée est de fait associée à un lac merveilleux, évoqué en de rares occurrences, elle apparaît également comme une figure surnaturelle servant d’intermédiaire entre les êtres humains et un panthéon imprécis. Ainsi, lorsque la série retrace la jeunesse de certains personnages, la Dame du Lac apparaît aux côtés de nombreuses autres « Dames » féériques : Dame des Pierres, Dame des Bois, etc. Ces personnages présentent à leur tour une apparence traduisant leur nom [4]. Parmi ces êtres surnaturels, la Dame du Lac demeure la figure principale de la série, et est même intégrée à la bande-dessinée Kaamelott, et ce dès le premier tome, intitulé L’Armée du Nécromant.

    À l’image lumineuse et claire de la Dame du Lac s’oppose celle bien plus sombre de la Fée Morgane, interprétée par Léa Drucker. Le personnage est marqué par une apparence volontairement mystérieuse et ésotérique, mise en évidence par ses bijoux de tête et des peintures sous les yeux évoquant des signes cabalistiques. Par ses vêtements lourds, éloignés de la fluidité de la tenue de la Dame du Lac, Morgane est ici associée au rouge foncé et au noir, lequel est encore accentué par la longue tresse de cheveux noirs portée par le personnage lors de sa première apparition. L’emploi de ces couleurs permet d’établir un contraste avec la pâleur de la fée, qui semble liée par son apparence même au monde des morts. En effet, si la série ne développe que peu le personnage de la Fée Morgane, son rôle dans la diégèse est tout de même précisé : figure principale de psychopompe dans la légende arthurienne, la fée a la tâche de conduire le roi Arthur jusqu’à l’autre monde lorsqu’il sera tué en combat. C’est d’abord dans cette perspective que le personnage apparaît dans la série [5]. Il est à noter que Kaamelott, contrairement à nombre d’hypotextes médiévaux, ne suggère jamais l’existence d’un lien fraternel entre Morgane et Arthur. Ici, la fée n’apparaît que dans deux épisodes, dans lesquels sa présence ne s’étend d’ailleurs même pas sur l’ensemble de la narration : dans l’épisode intitulé « La Blessure mortelle », elle est absente de la scène de prologue qui précède chaque fois le générique ; à l’inverse, dans l’épisode « La Réponse », elle n’apparaît que dans le premier acte, avant de s’effacer de nouveau. Cette apparition ponctuelle de la Fée Morgane souligne encore davantage le contraste entre ce personnage et la Dame du Lac dans l’interprétation qu’en fait Kaamelott. Cette répartition des deux fées semble inverser la tendance établie depuis le Moyen-Âge, où la représentation de la Dame du Lac tend à être particulièrement réduite, tandis que la figure de la Fée Morgane, souvent diabolisée, apparaît de façon légèrement plus marquée.

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    Par conséquent, si la série entretient d’importants liens diégétiques et structurels avec la littérature médiévale – française comme britannique –, elle propose également des changements fondamentaux, qui renouvellent la tradition arthurienne. Dans Kaamelott, les deux figures de la Dame du Lac et de la Fée Morgane se démarquent par rapport à la foule des personnages de chevaliers et de rois. Sans que cela soit mis en lumière au cours des épisodes, elles apparaissent toutes deux comme les pendants féminins des deux personnages de magiciens, Merlin et Élias de Kelliwic’h. Ces derniers, bien souvent regroupés en un duo comique, partagent la même répartition esthétique et le même contraste entre le blanc – de Merlin – et le noir – porté en permanence par Élias. Cependant, dans la série, les magiciens n’entretiennent aucune relation avec les figures merveilleuses de la Dame du Lac et de la Fée Morgane. Les personnages ne se croisent d’ailleurs jamais, à l’exception de Morgane et de Merlin, qui apparaissent tous deux aux côtés d’Arthur, puis dialoguent brièvement ensemble au cours d’un épisode [6]. La formation de duos, concept bien plus limité dans le cas des deux personnages féminins qui n’apparaissent jamais dans les mêmes scènes, demeure ici répartie de façon genrée. Ainsi, Merlin et Élias sont bien souvent présentés ensemble, dans une relation d’opposition qui constitue une importante ressource comique dans la série. Bien que la Dame du Lac et la Fée Morgane ne soient jamais représentées ensemble à l’écran, il est intéressant d’étudier ces deux fées de façon conjointe, tant du fait de leur héritage que de leur relation à la figure d’Arthur. Dans la tradition héritée du Moyen-Âge, une répartition dichotomique apparaît entre la Dame du Lac, personnage perçu positivement, et la Fée Morgane, le plus souvent associée à une image négative. Alors que la Dame du Lac demeure traditionnellement celle qui permet à Arthur d’accéder à Excalibur, comme le souligne Thomas Malory dans son Morte Darthur [7], la Fée Morgane apparaît dans l’imaginaire collectif sous les traits d’une sorcière aux ambitions destructrices. Cette représentation profondément ancrée dans la légende arthurienne est toutefois remise en question par Chrétien de Troyes, qui suggère dans son Chevalier au Lion que Morgane vient indirectement en aide à Yvain grâce à ses talents de guérisseuse [8]. La série Kaamelott semble en apparence reprendre ce postulat opposant la Dame du Lac et la Fée Morgane, notamment par le jeu des couleurs. Néanmoins, le rôle des deux personnages est en réalité plus complexe qu’une simple répartition manichéenne. Par ailleurs, la série renvoie clairement au talent de guérisseuse suggéré par Chrétien de Troyes lorsque Morgane remet en question la conception d’un onguent cicatrisant par l’enchanteur Merlin [9].

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    La création même des personnages ne répond pas à une optique d’opposition Dame du Lac / Fée Morgane, et ne reprend pas non plus un axe Bien-Mal. En premier lieu, il semble que le développement de ces deux figures ponctuelles de la série corresponde à une double contrainte de production, mise en place après la proposition des épisodes pilotes de Kaamelott. Ainsi, dans cet univers médiéval globalement masculin, il a été demandé au créateur de la série d’ajouter des personnages féminins, ainsi que des personnages plus jeunes, afin de favoriser l’identification d’un public plus large. C’est dans cette perspective que les chevaliers novices Yvain et Gauvain, mais aussi plusieurs maîtresses du roi, ont été créés. Si la Dame du Lac représente un personnage important dans les hypotextes médiévaux, Kaamelott développe toutefois de façon considérable sa présence dans la narration, notamment à partir de ces remarques initiales de production. De plus, le lancement de la série est accompagné de l’intégration de nombreux acteurs ponctuels, des « guest stars » qui occupent un rôle le temps d’un ou de quelques épisodes. Les premières saisons de Kaamelott sont particulièrement marquées par cette présence de figures extérieures. Par exemple, les personnages de Breccan – le fabricant de la Table ronde – et d’Herveig – le porte-drapeau –, sont interprétés respectivement par Yvan Le Bolloc’h et Bruno Solo [10] : l’ajout de ces personnages ponctuels permet un clin d’œil à la série Caméra Café, que Kaamelott remplace dès 2005 sur la case horaire précédant le prime-time. Le personnage de la Fée Morgane s’inscrit dans cette logique, extérieure à la narration à proprement parler : Léa Drucker apparaît dans Kaamelott en tant que guest star, comme le souligne le fait que son nom apparaisse juste après le générique introducteur, et non uniquement à la fin de l’épisode comme les acteurs récurrents de la série. Dans cette perspective, les contraintes de marché et l’influence des principaux producteurs modifient en partie l’orientation de la série et la création des personnages.

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    Malgré leur opposition visuelle et esthétique, la Dame du Lac et la Fée Morgane partagent de nombreuses caractéristiques, et sont intrinsèquement liées dans Kaamelott. C’est d’ailleurs la Dame du Lac qui annonce au roi Arthur – et au spectateur – la venue et la fonction de la Fée Morgane. Avec le sourire, elle précise : « J’ai complètement oublié de vous dire l’autre fois […] : le jour où vous serez mortellement blessé au combat, c’est la Fée Morgane qui apparaîtra pour vous emmener agonisant mourir sur l’île d’Avalon [11]. » Par leur caractère surnaturel et leur immortalité, les deux fées entretiennent une relation détachée avec le concept de mort : l’annonce prophétique du trépas d’Arthur ne provoque par conséquent pas de réaction émotionnelle particulière de la Dame du Lac, ni de la Fée Morgane. Lorsque le roi, voyant apparaître cette dernière, refuse d’envisager la possibilité de sa mort, la fée précise avec détachement : « Je sais, c’est très triste, mais c’est la vie ça [12]. » Les deux personnages merveilleux possèdent un rôle diégétique primordial, qui n’est pas nécessairement reflété par leur présence limitée à l’écran. Toutes deux sont, chacune à leur façon, messagères des Dieux. La Fée Morgane, fidèle à la tradition médiévale, apparaît ainsi comme le dépositaire du corps d’Arthur après son combat contre son fils incestueux Mordred – personnage que la série n’évoque pour le moment jamais [13]. Kaamelott laisse toutefois de côté le rôle salvateur d’un souverain immortel évoqué par la tradition médiévale : selon la légende, Arthur blessé doit être soigné à Avalon, dont il reviendra lorsque l’île de Bretagne aura de nouveau besoin de lui. Dans l’épisode qui marque la première apparition de la Fée Morgane, la série privilégie une interprétation plus définitive, suggérant à la fois que le roi ne survivra pas à son départ pour Avalon, et que ce décès est d’ores et déjà fixé. La Dame du Lac annonce ainsi cette fin à Arthur : si le roi ignore les motifs de sa mort, il est toutefois assuré d’un voyage privilégié vers l’île merveilleuse d’Avalon en compagnie de la Fée Morgane.

    Le rôle de messager joué par la Dame du Lac semble quant à lui plus complexe. Si le personnage est clairement lié au merveilleux médiéval, il apparaît également dans un entre-deux religieux, caractéristique de la légende arthurienne, mais aussi représentatif de cette période historique de transition entre le paganisme celte et le christianisme – auxquels Kaamelott ajoute le polythéisme romain encore prégnant, notamment dans la vie d’Arthur [14]. La Dame du Lac incite ainsi le roi à mener une quête pour trouver le Graal, relique associée à la foi chrétienne. Cependant, elle se fait parfois l’interprète « des dieux » : le polythéisme ne disparaît donc pas totalement sous le poids du « Dieu unique » évoqué dans la série. Arthur reconnaît lui-même ces incohérences, et s’oppose aux récriminations religieuses de la Dame du Lac : « La religion c’est le bordel ! Admettez-le. Alors laissez-moi prier ce que je veux tranquille ! Ça m’empêche pas d’la chercher, votre saloperie de Graal [15]. » Dans cette perspective, la Dame du Lac et la Fée Morgane apparaissent comme les représentantes merveilleuses d’une religion médiévale en pleine mutation.

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    Si l’origine religieuse des deux fées demeure dans le flou tout au long de la série, c’est avant tout parce que leur rôle n’est pas tant à destination de(s) Dieu(x) que des êtres humains. En effet, malgré leur apparition dans des épisodes distincts, la Dame du Lac et la Fée Morgane fonctionnent en binôme vis-à-vis du personnage d’Arthur. Dans la série, elles sont deux figures d’adjuvants, qui interviennent dans le déclenchement et l’aboutissement de la destinée arthurienne. Ce rôle est mis en scène dans Kaamelott de deux façons différentes : par des aides ponctuelles d’une part, et par l’organisation globale de la vie et du règne d’Arthur d’autre part. La Dame du Lac, régulièrement représentée dans la série, intervient ainsi auprès du souverain afin de le guider dans des quêtes annexes, avec plus ou moins de succès. Cette fonction de guide est directement développée dans l’épisode « La Voix céleste », où seule la voix de la Dame du Lac permet à Arthur de trouver son chemin dans un labyrinthe – le roi est ainsi le seul présent à l’écran, et entretient un dialogue avec la voix hors-champ de la fée. Cependant, cette aide sonore n’est que peu efficace : le roi se perd, la Dame du Lac se vexe et décide de ne plus lui adresser la parole, si bien que l’aventure tourne court :
    Arthur : Vous me dîtes « prenez à droite ». Je prends à droite. Et après vous me dites : « je comprends pas où vous êtes. » Faut peut-être arrêter de se foutre de la gueule du monde !
    Dame du Lac : Mais vous avez aucune logique, mon pauvre ami, vous avancez là-dedans à l’aveuglette, vous prenez aucun point de repère !
    Arthur : Mais j’ai pas besoin, normalement, puisque vous me guidez !
    Dame du Lac : Je vous guide, je vous guide… Faut bien, vous vous débrouillez comme un manche.
    Arthur : Mais vous guidez que dalle alors, vous êtes encore plus paumée que moi, venez pas me la jouer […] !
    Dame du Lac : Bon, moi, si c’est ça, je vous guide plus : vous vous débrouillez [16].

    Si les aides de la Fée Morgane sont bien moins mises en scène dans Kaamelott, elles n’en restent pas moins décisives. Ainsi, c’est elle qui précise à Arthur l’étendue de ses erreurs lorsque celui-ci se sépare de la reine et prend pour nouvelle épouse la femme d’un de ses vassaux : « [À] force de se foutre de la gueule des dieux, de se mettre à la colle avec une femme de chevalier et de laisser la reine partir avec [Lancelot], on est bien d’accord qu’il y a forcément un truc qui va finir par vous tomber sur le coin de la gueule [17] ? ». Cette révélation prophétique, émanant d’une figure merveilleuse, souligne le basculement du règne arthurien et l’assombrissement de la série, jusqu’au renoncement au pouvoir d’Arthur et sa tentative de suicide. La Fée Morgane se fait l’interprète des signes naturels et surnaturels, afin d’ouvrir les yeux du roi sur ses fautes à la fois personnelles et politiques.

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    La Dame du Lac et la Fée Morgane encadrent la destinée du souverain, en agissant aux deux extrémités de son règne. En ce sens, les fées occupent dans la série deux fonctions opposées. Là où la Dame du Lac joue un rôle introducteur, en participant activement à l’éducation politique d’Arthur et en aiguillant la quête du Graal [18], la Fée Morgane est quant à elle associée à une nécessaire fonction de conclusion et de chute, puisqu’elle est censée transporter le corps mourant du roi à Avalon, marquant ainsi l’aboutissement de son règne et de son existence – ce que Kaamelott ne représente pour le moment jamais. L’image initiatrice de la Dame du Lac fait ainsi écho à la représentation traditionnelle d’une Marraine féérique, qui aiderait et guiderait le jeune Arthur. Dans cette perspective, les deux fées correspondent aux deux « pentes » du règne du souverain. La phase ascendante et la stabilité initiale de son parcours politique sont réservées à la Dame du Lac : elle participe à son accession au trône et à la consolidation du pouvoir du roi et des chevaliers de la Table ronde. Cependant, du fait de la proximité émotionnelle que la fée entretient avec le souverain [19], celle-ci ne parvient pas à lui venir en aide lorsqu’il sabote sa propre puissance, ainsi que ses relations personnelles. La Dame du Lac est entraînée dans la chute du roi : à cause des erreurs d’Arthur, la fée est bannie par les dieux et se trouve privée de son statut merveilleux [20]. De son côté, la Fée Morgane entretient une relation amicale mais plus distante avec le souverain, et prend en charge la phase descendante du règne arthurien : par l’évocation du livre Les Prophéties, elle matérialise les dangers politiques et personnels de l’attitude d’Arthur. Puis, selon la prédiction rappelée dans la série, la Fée Morgane est attendue pour marquer la disparition du roi lorsqu’il est transporté hors du monde des hommes. Pour le moment, le personnage demeure néanmoins peu présent dans l’ensemble de la série : s’il est possible d’y voir une affirmation d’une certaine stabilité dans l’existence d’Arthur, il est toutefois nécessaire de prendre en considération le statut de guest star de Léa Drucker, qui limite sa présence à quelques passages ponctuels [21].

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    De façon intéressante, les fées mises en scène dans Kaamelott conservent une importante dimension terrestre, dans une représentation qui répond à des contraintes à la fois narratologiques et pratiques. Prises dans les histoires des êtres humains, la Dame du Lac et la Fée Morgane aspirent à une plus grande tranquillité. Face à Merlin, la Fée Morgane précise par exemple qu’elle espère simplement pouvoir prendre sa retraite : « Si vous croyez que ça me fait plaisir de trimbaler des macchabées à Avalon… C’est pas compliqué, j’ai envie de me prendre une petite cabane dans la forêt et de faire des tartes aux myrtilles, c’est tout [22]. » Comme souvent dans la série, le personnage est désacralisé à des fins comiques. Ici, le burlesque entre au service d’une humanisation des figures merveilleuses. L’atténuation des caractéristiques magiques et idéalisées est encore plus visible dans le cas de la Dame du Lac, qui apparaît tout au long des épisodes comme un personnage faillible : elle échoue, rechigne, renâcle, se vexe, etc. L’aide qu’elle procure à Arthur n’est d’ailleurs pas toujours magique. C’est ainsi que, ravie, elle offre « un genre de cake » au roi, lequel est particulièrement déçu lorsque la fée précise qu’il ne s’agit pas d’un artéfact merveilleux : « Non non, c’est un cake… c’est pour la route [23]. » Kaamelott se plaît à valoriser les problématiques terrestres, voire triviales, même dans le cas des personnages issus d’un monde surnaturel : aux pouvoirs approximatifs de l’enchanteur Merlin font écho les capacités limitées de la Dame du Lac. Si la fée peut apparaître et disparaître par magie, de la même façon que la Fée Morgane, sa puissance demeure largement remise en question dans la série. Ainsi, lorsque, contrainte par des ordres divins, la Dame du Lac doit ouvrir une porte dimensionnelle au cœur de la cour arthurienne, cette manipulation surnaturelle échoue : la « Porte du Chaos » ne mène pas aux confins de l’univers, ce qui représenterait une menace pour Arthur et ses chevaliers, mais permet d’accéder directement… au poulailler du château. Nul monstre destructeur ne peut par conséquent envahir la cour : seul le chevalier Perceval traverse ce portail merveilleux, bientôt suivi d’une poule. Surpris du caractère burlesque de cette supposée menace, Arthur semble presque vexé : « Mais elle s’est gourée, cette conne de Dame du Lac [24] ! ». Bien que les pouvoirs prophétiques de la fée demeurent, au même titre que ceux de la Fée Morgane, sa force de matérialisation semble plus que douteuse. La Dame du Lac est ainsi dans l’incapacité d’apparaître aux êtres humains sous sa forme originelle [25]. Le roi Arthur possède en ce sens un statut privilégié, puisqu’il est le seul à avoir accès à l’image et aux conseils de ce personnage merveilleux, qui constitue alors un guide personnel du souverain. Si la Dame du Lac explique que son incapacité à apparaître « Aux Yeux de tous », pour reprendre le titre de l’épisode, naît d’une interdiction inhérente à sa nature, cette limite souligne toutefois bien le pouvoir restreint que le personnage peut avoir.

    Cette limite de la puissance magique de la Dame du Lac prend tout son sens lorsqu’elle est mise dans la perspective du règne arthurien. En effet, la fonction magique des personnages – la Dame du Lac comme la Fée Morgane – n’est valorisée que par l’impact qu’elle a sur les êtres humains, et tout particulièrement sur Arthur. Alors que, dans la pensée médiévale, les fées constituent des entités extérieures, représentantes d’un monde à part, et qui n’interviennent que ponctuellement dans la vie des êtres humains – en tant qu’adjuvant ou opposant –, les fées de Kaamelott apparaissent quant à elles comme des reflets de la puissance – ou de l’impuissance – arthurienne. La Dame du Lac et la Fée Morgane sont entièrement tournées vers la destinée du roi : elles sont des guides, dont l’existence dépend des êtres humains qu’elles assistent. Dans cette perspective, les fées de la série sont principalement présentées lorsqu’elles interagissent avec Arthur. De rares exceptions demeurent, mais chaque fois les échanges prennent pour sujet majeur la figure du roi : lorsque la Fée Morgane se plaint de sa condition à Merlin, c’est pour préciser qu’elle regrette devoir attendre la mort du souverain [26] ; quand la Dame du Lac apparaît auprès de ses consœurs sur Alpha du Centaure, c’est pour discuter de la destinée politique d’Arthur [27] ; et quand elle rencontre Lancelot et Méléagant, sa présence terrestre est interprétée par ce dernier comme un signe du déclin du roi [28]. Arthur constitue le point de convergence des considérations merveilleuses. De façon éloquente, lorsque des personnages associés à un univers magique – en particulier la Dame du Lac et Merlin – se lassent de l’ingratitude du roi, ils quittent la cour : en-dehors de leur relation avec Arthur, les figures merveilleuses n’ont aucune raison de rester au château de Kaamelott. La Dame du Lac et la Fée Morgane se caractérisent donc par une existence conditionnelle, entièrement centrée sur le parcours politique du souverain. Elles permettent de renvoyer Arthur à sa propre responsabilité dans le développement puis la chute de son royaume.

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    La notion de « fées arthuriennes » soulignée par le titre de cet article prend alors tout son sens, puisque ces personnages n’ont d’intérêt diégétique que vis-à-vis du roi et héros. Certes, cette représentation évolue légèrement dans le cinquième livre de la série, dans lequel la Dame du Lac se sépare de l’influence destructrice d’Arthur, et sauve la vie du chevalier Lancelot. Cependant, lorsque l’ancienne fée – bannie par les dieux et accablée par sa condition mortelle – permet à Lancelot de retrouver ses dons de magie blanche, celui-ci emploie par la suite ces pouvoirs pour sauver à son tour la vie d’Arthur [29] : même indirectement, l’action de la Dame du Lac demeure dirigée vers le personnage principal. De plus, même lorsqu’elle se trouve privée de son statut merveilleux, la Dame du Lac parvient à venir en aide aux êtres humains qu’elle avait auparavant sous sa protection – Lancelot et Arthur. Dans cette perspective, et malgré le bannissement de la fée, jusqu’ici inédit dans les réécritures et adaptations de la légende arthurienne, la série Kaamelott reste fidèle à l’esprit des textes médiévaux, au sens où les personnages merveilleux demeurent des figures secondaires, limitées à des rôles d’adjuvant ou d’opposant sur le chemin du héros. Toutefois, la série d’Alexandre Astier accentue l’ancrage terrestre de ces figures d’un autre monde. Même si leur apparence met en évidence leur caractère surnaturel, leurs propos et leurs comportements sont chaque fois orientés dans une perspective humaine : Kaamelott insiste sur la faillibilité – et donc, sur la part humaine – des personnages merveilleux. La série n’efface pas la magie, mais la subordonne aux enjeux terrestres, lesquels sont prioritaires dans la narration et permettent de faciliter le processus d’identification du spectateur. Si les fées sont des personnages secondaires, leur intervention apparaît toutefois comme décisive dans le parcours et le règne d’Arthur. Ainsi, Kaamelott fait le choix d’un merveilleux certes divertissant, mais avant tout orienté vers des problématiques humaines.

    Notes

    [1] Terry Gilliam, Terry Jones, Monty Python and the Holy Grail © EMI Films, 1975.

    [2] Alexandre Astier, Kaamelott, 02x15, Le Monde d’Arthur © CALT, 2005, 00:03:18. Dans la suite des références, nous noterons seulement le numéro et le titre de l’épisode.

    [3] John Boorman, Excalibur, © Orion Pictures, 1981, 00:50:44.

    [4] Ainsi, les cheveux noirs de la Dame des Pierres contrastent avec la chevelure rousse des autres fées mises en scène. De façon similaire, la Dame des Bois est vêtue de vert, tandis que la Dame du Feu apparaît couverte de flammes.

    [5] 01x85, La Blessure mortelle.

    [6] Ibid.

    [7] Thomas Malory, Le Morte Darthur, Stephen H.A. Sheperd (ed.), New-York, Norton & Company, 2004, livre I, « How Uther Pendragon Gate Kyng Arthur », p. 37.

    [8] Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au Lion, in Œuvres complètes, Daniel Poirion (ed.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 410-411, v. 2953-2957.

    [9] 01x85, La Blessure mortelle.

    [10] 01x03, La Table de Breccan et 02x89, Les Drapeaux.

    [11] 01x85, La Blessure mortelle, 00:00:08.

    [12] Id., 00:01:30.

    [13] Après cinq saisons – ou « livres » – diffusés à la télévision, la série s’étend et s’apprête à passer au format cinématographique, probablement dès 2017.

    [14] 03x84, Le Culte secret.

    [15] Id., 00:03:11.

    [16] 02x43, La Voix céleste, 00:01:24.

    [17] 04x50, La Réponse, 00:00:57.

    [18] 06x02, Centurio ; 03x40, La Corne d’Abondance.

    [19] La Dame du Lac et Arthur entretiennent une relation ambiguë dans la série. Si la fée joue parfois un rôle maternel, ou apparaît comme une grande sœur pour le roi, elle éprouve également une attirance indéniable pour ce dernier (03x84, Le Culte secret, et 04x89, La Prisonnière).

    [20] 04x28, La Révoquée.

    [21] Certes, certains personnages, d’abord présentés comme guest stars, ont été par la suite largement développés dans la série, à l’instar du roi Loth, interprété par François Rollin. Le passage de Kaamelott au cinéma pourrait peut-être accroître la présence du personnage de Morgane, selon l’orientation donnée à la narration par Alexandre Astier.

    [22] Astier, Kaamelott, op. cit., 01x85, « La Blessure mortelle », © CALT, 2005, 00:02:54.

    [23] Id., 01x34, « La Grotte de Padraig », © CALT, 2005, 00:01:04.

    [24] Id., 02x68, « Stargate », © CALT, 2005, 00:03:04.

    [25] Id., 02x63, « Aux Yeux de Tous », © CALT, 2005.

    [26] Id., 01x85, « La Blessure mortelle », © CALT, 2005.

    [27] Id., 06x02, « Centurio », © CALT, 2009.

    [28] Id., 05x21, « Aux Yeux de Tous III », © CALT, 2007.

    [29] Id., 05x50, « La Rivière souterraine », © CALT, 2007.

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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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